Geneviève

Il est des rencontres qui marquent plus que d’autres. Aussi impactantes qu’inattendues. Elles se font rarement dans le quotidien d’une routine confortable, mais plutôt dans ces moments de rupture, ces périodes de tâtonnement, plus ou moins longues, qui seront toujours dans notre histoire personnelle le trait d’union un peu flou entre un avant et un après. Pris dans un tourbillon d’incertitudes où l’expérimentation de nouveaux choix s’impose sans que l’on sache trop lesquels faire, on est plus enclins à saisir les opportunités et à prendre des risques. Et c’est là que, naviguant tant que bien que mal au milieu de ces eaux troubles, parfois tumultueuses, parfois douloureuses, souvent angoissantes parce que sans rivage apparent à l’horizon, il est des rencontres qui viennent un instant, apaiser la peur, éclairer le brouillard, nous faire réaliser ce qui est fort en nous, nous reconnecter à notre propre essentiel. Ces dernières années un peu chaotiques, 3 personnes ont marqué mon parcours dans ce sens là. 3 personnes qui, chacune à leur manière, m’ont réconciliée, un temps, avec le genre humain. Car, juchée sur le piédestal sur lequel je me suis hissée toute seule comme une grande, jaugeant l’humanité à l’aune d’un idéal, qui me donne tout à la fois la raison de ma misanthropie comme l’excuse de ma propre médiocrité, je le confesse : rares sont les personnes qui suscitent mon admiration. J’ai rencontrée l’une d’elles tout dernièrement, justement au Liban : Geneviève. Je n’exagère pas en disant que cette rencontre avec cette femme hors du commun justifierait à elle seul mon séjour au Liban, si tant est qu’il doive être justifié.

Cela eut lieu à Zaarour. Il faisait un temps terrible ce jour là, la pluie transperçant brouillard et vêtements. Geneviève, la maman de Sarkis un des ados du club de ski, me proposa un verre de vin chaud que je commençai par décliner ; je n’aime pas le vin chaud. Elle fut assez sûre d’elle et de sa maîtrise de ce breuvage pour insister malgré tout. Touchée par le plaisir qu’elle semblait avoir à l’offrir, son sourire si chaleureux alors qu’elle me tendait le petit gobelet, et le parfum qui s’en dégageait, j’acceptai. C’était divin ! Et que dire du cidre, chaud aussi, qu’elle m’offrit en suivant ? A tomber ! Sans que cela n’ait aucun rapport avec le vin consommé juste avant. Finalement, grâce à Geneviève, ce qui n’aurait pu être qu’une matinée humide et froide, a désormais dans mon souvenir la saveur douce et chaude de la pomme, du clou de girofle et de la cannelle.

L’après midi, une bonne partie des clients et membres du club de ski se retrouva à l’hôtel où nous étions logés, et c’est là, au coin du feu de cheminée du grand salon, que Geneviève, alors médecin conseiller pour l’Unicef à Beyrouth, me parla de son incroyable vie.

Tout commence le 8 décembre 1988 lorsqu’un terrible tremblement de terre secoue l’Arménie. Geneviève est interne à l’hôpital de Quimper et elle a 28 ans. Fille d’un réfugié arménien et d’une bretonne, elle monte, dans le cadre de l’opération SOS Arménie, l’antenne de Quimper. Elle obtient de gros financements et le succès de l’opération qu’elle mène remonte au siège de Médecins Sans Frontière à Paris où elle est appelée en urgence le 1er janvier 1989. Ce matin là, Geneviève vient juste de finir le réveillon du jour de l’an dans la capitale et c’est en tenue de fête, maquillée, habillée de rouge, minijupe et grosses boucles d’oreilles qu’elle débarque tel un tourbillon de jeunesse et de vie dans la salle de réunion. Contraste maximum, elle y est accueillie par des costumes noirs, des visages fermés et une atmosphère aussi lourde que le poids des fardeaux que portent ces médecins arméniens, sur leurs épaules, dans leur cœur et dans leur âme : ceux d’un peuple en souffrance depuis d’interminables décennies. Génocide, occupation soviétique sous le régime de Staline et après, luttes pour l’indépendance …et maintenant ce tremblement de terre. Mais l’urgence de la situation ne permet pas de s’attarder sur des détails de cohérence vestimentaire. Pour la première fois depuis l’occupation du pays, l’URSS qui, jusque là entourait d’un épais black-out les catastrophes survenues, accepte enfin l’aide internationale. MSF veut des médecins qui connaissent l’Arménie et parlent la langue pour intervenir sur le terrain, départ le soir même. Geneviève qui est censée être de garde à Quimper, n’a jamais mis les pieds en Arménie et ne parle pas un mot d’arménien. Elle tente d’expliquer qu’il y a, comme elle dit, « une petite erreur de casting ». En vain, le responsable du programme assène, péremptoire : « Toi, tu as l’air un peu moins atteinte que les autres (allusion aux autres personnes présentes qui semblent être au 36ème dessous), donc on te donne la responsabilité du groupe dès ce soir. Voilà la mallette de chirurgie. » Et, ponctué d’une petite tape dans le dos, « Bon courage, bonne mission et bonne chance. » Le temps n’est pas aux tergiversations, dans les veines de Geneviève coule du sang arménien, et le désir d’agir et d‘aider vibre en elle.

Sur place c’est le froid et le chaos. Tout n’est plus que décombres. De 25 000 à 30 000 morts, plus de 500 000 personnes sans abri et des dizaines de milliers de blessés. Les gens font la queue pour être soignés. Geneviève doit arriver à communiquer avec la populations locale, vite, très vite. Elle redouble d’engagement et d’effort, et apprend les premières phrases qui vont lui permettre de porter secours aux victimes. Quand elle constate que les médecins locaux ne peuvent soigner faute de médicaments, elle comprend alors que le plus efficace sera, pour elle et son équipe, de rester en arrière plan pour gérer la pharmacie, traduire les médicaments, pendant que ces derniers administreront les soins directement. Dans ce territoire dévasté qui n’est plus qu’un champ de ruines, la situation des femmes inquiète tout particulièrement Geneviève. Elle raconte « Il faut imaginer pour comprendre : la maman qui, à 11H45 avait mis à réchauffer la soupe sur le feu pendant qu’elle allait chercher les enfants, arrive à l’école : plus d’école, plus d’enfant . De retour à la maison, plus de maison, détruite aussi. Plus de mari, décédé dans l’écroulement de l’usine dans laquelle il travaillait…etc. Celles qui étaient alors enceintes, dans les semaines qui suivaient, provoquaient leur avortement, elles ne voulaient pas, ne pouvaient pas garder l’enfant. » Pour Geneviève , fervente catholique dont la croyance interdit l’avortement, et médecin dont la vocation est de sauver des vies, le cas de conscience n’est pas anodin. Sacerdoce religieux ou médical ? Elle découvre ces salles d’urgence dans lesquelles arrivent ces femmes dans des états dramatiques suite à des « avortements maison » qui ont mal tourné. « Des salles de désespoir, dit-elle. Il fallait les sauver ! » Elle décide de créer une cellule de prise en charge des avortements et va ainsi opérer et soigner ces femmes qui ont tout essayé pour arrêter leur grossesse, au péril de leur propre vie. Après ce baptême du feu qui durera 5 semaines, elle rentre à Quimper. A l’hôpital pour lequel elle exerce, un projet de recherche est proposé. Objet de l’étude: la mise en place de la pillule avortive. En dépit de sa foi mais confortée par son expérience en Arménie où elle ne disposait pas de cette pillule, elle prend la responsabilité de ce projet de recherche et en fait le sujet de sa thèse.

Après cela, Genevieve repart immédiatement sur le terrain. Elle enchaînera les missions sur les fronts d’urgence, de guerres et de catastrophes sanitaires, avec Médecins Sans Frontières, puis avec Le HCR (Haut commissariat aux réfugiés des Nations Unies), l’Aide d’Urgence de la Commission Européenne, et enfin avec l’Unicef. Soins d’urgence aux blessés et aux malades, évacuations, vaccinations, autant d’interventions qu’elle aura en charge avec ses différentes équipes, dont elle est à la tête. En 89, elle est clandestine dans un homeland en Afrique du Sud, en pleine Apartheid, durant la guerre civile du Mozambique. Les Mozambicains qui fuient les affrontements dans leur pays et la famine qui y sévit , passent la frontière pour prendre asile en Afrique du Sud où ils se retrouvent parqués dans ces réserves noires « à l’abri » du regard des blancs. La frontière est électrifiée à 3000 volts et minée par les sud africains. La tension de 3000 volts ne pouvant être être maintenue en permanence, la technique des passeurs consiste à uriner sur la terre pour la mouiller, former des mottes et les lancer sur la clôture dans le but de la faire disjoncter. On la soulève alors avec des morceaux de bois pour passer. Puis c’est le champ de mines, quitte ou double. Geneviève et ses collègues récupèrent les survivants brûlés ou estropiés. Elle y fera nombre d’amputations. Quand elle quitte l’Afrique du Sud, en 1991 suite à la libération de Mandela, elle fait une petite fête de départ. Une amie blanche sud africaine lui dit en larmes : « Toi tu peux partir mais nous on est là, et on va payer pour tout ce que les autres ont fait. Qu’est ce qui va nous arriver, on ne peut pas savoir, mais de toute façon ils vont nous en vouloir. Ils sont obligés de nous reprocher ce qui a été fait, on ne s’en sortira pas. Je ne pourrai pas protéger mes enfants. »

L’exode des Mozambicains continue et Geneviève est appelée côté Malawi : épidémie de pellagre, suivi par le choléra, puis la rougeole, malnutrition, précarité sanitaire… La lutte pour soigner et sauver, encore et encore.

En 92, c’est Bagdad et le massacre des Kurdes en Irak. Puis l’ex-Yougoslavie et Sarajevo, assiégée par les Serbes. A la tête d’une équipe de 6 médecins (2 serbes, 2 bosniaques, 2 croates), elle se rend sur place à chaque bombe, pour faire le tri entre les morts et les blessés, ceux pouvant être soignés sur place et ceux qui doivent être évacués. Geneviève est en charge des évacuations médicales vers l’Europe. Pour ce faire elle doit systématiquement demander l’autorisation aux Serbes et s’assurer qu’ils ne bombardent pas l’aéroport à ce moment là. Il lui faut négocier avec Madame Karadzic, femme du président de la République Bosno-Serbe. Ce jour là c’est la famille d’un combattant bosniaque avec deux enfants et leur mère, brulés lors d’une explosion de gaz d’un immeuble, qui doit être évacuée. Madame, ongles rouges et rouge à lèvres violet, offre un café à Geneviève avant de lui répondre : « Let them die, they’re only bosniaques. You need to evacuate my mother in law, she’s diabetic » Geneviève raconte : «Je me suis levée, je lui ai dit votre café vous pouvez le garder, je les amène à l’aéroport dans une demi-heure, avec ou sans votre aide ». Le Général Soubirou lui demande si elle a l’autorisation d’évacuation : « Non. Mais ils ne doivent pas mourir, vous devez me protéger et m’amener à l’aéroport. » Deux ambulances blindées et l’armée sont mises à disposition malgré le danger. La prise de risque est grande. L’avion n’a que le le temps de décoller en catastrophe que les serbes commencent à tirer. Mais les enfants et leur maman, eux, s’envolent vers l’Italie.

1994, Geneviève rejoint la Tanzanie. Elle va avoir 34 ans. De l’autre côté de la frontière, c’est l’escalade dans l’horreur, la guerre civile et le génocide rwandais. Au moins 500 000 civils tués. Massacre qui l’emmène en suivant au Zaïre puis au Burundi. Les missions s’enchaînent : Mali, avec la révolte des Touaregs, la guerre de Guinée-Conakry, la guerre du Liberia, le coup d’état en Côte d’Ivoire…Malnutrition, choléra, malaria, fièvre jaune…Guerres civiles, conflits armés, catastrophes naturelles…je ne peux que dresser une liste interminable de réalités cauchemardesques qui me seront à jamais étrangères tant elles sont inimaginables pour moi qui n’ai rien connu ni vécu de tel. En 2001 elle est recrutée par l’UNICEF pour un poste de conseiller technique. D’abord basée à New York, puis à Dakar où elle est en charge de toute l’Afrique de l’ouest.

En 2006, Geneviève donne naissance à son fils Sarkis. Pendant sa grossesse elle aura pris pas moins de 60 avions pour ses déplacements depuis Dakar, camp de base d’où elle gère les différentes interventions de l’ouest africain. Revenue en France pour accoucher, elle reprend sa mission 3 mois après à Dakar. Du fait qu’elle allaite, Sarkis est partout avec elle, il a une nanny dans chacun des 23 pays dont elle a la charge. Mais avec Sarkis qui grandit, Geneviève pense arrêter l’urgence. Ce ne sera pas pour tout de suite , elle est appelée à Katmandou, pour l’Afganistan, la guerre du Sri Lanka, le tremblement de terre au Pakistan, l’inondation du Bangladesh…Enfin à Beyrouth depuis maintenant presque 2 ans.

Je ne saurais dire si son statut et ses responsabilités de maman l’ont « assagie ». D’après sa maman à elle, Bernadette, fidèle soutien qui l’accompagne partout depuis la naissance de Sarkis, « C’est une baroudeuse, elle a la bougeotte, on ne peut rien y faire, c’est comme ça.» Ce qui se dessine au fil de son récit et des moments passés avec Geneviève, c’est le portrait d’une femme énergique, vive, drôle, passionnée par son métier et sa mission mais plus encore par le monde qui l’entoure, animée par la compassion et le besoin d’aider.

Elle me raconte Beyrouth, les zones de conflits, les tensions politiques de la reconstruction, les demeures luxueuses et à quelques pas les ghettos de réfugiés palestiniens, les enfants syriens qui errent dans les rues et comment l’un d’eux est devenu le héros du film Capharnaüm que je « dois absolument voir ». Elle s’amuse de la bêtise de ces femmes musulmanes, épouses de mafieux de la diaspora americano-libanaise qui louent un hotel 5 étoiles pour les 12 ans de leurs fils et se font injecter du botox sans penser que c’est de la graisse de porc. « Je viens te chercher, il faut que tu vois ça, ces gens sont fous, c’est un cas social, il faut que tu vois ça, il faut que tu écrives un article, ils sont dingues ! » Sa fraîcheur me fait rire autant qu’elle me surprend à chaque fois. Où trouve-t-elle cette candeur qui la fait s’étonner encore de ce genre de choses après tout ce qu’elle a vu et vécu ? Elle s’énerve quand des collègues décident d’organiser leur team building dans la station de Faraya plutôt qu’à Zaarour, car là bas il y a un hôtel Continental 5 étoiles avec piscine. Mais elle n’en est pas moins fière d’eux et de leur engagement quand elle me les présente un à un, à l’occasion d’une visite des bureaux de l’UNICEF, au 2 étage d’une des plus hautes tours de Beyrouth. Et elle doute. Elle doute quand l’avant-veille de mon départ alors que nous dînons, elle reçoit une proposition de poste à Kinshasa, de nouveau sur de l’urgence, Ebola cette fois-ci . Elle dit non, soucieuse d’assurer une stabilité à Sarkis qui a maintenant 12 ans, a déjà vécu sur 4 continents, dans 5 pays, 5 écoles avec autant de différentes langues. Bernadette, femme douce et chaleureuse, dissuade : « Geneviève, tu sais bien que ce ne serait pas raisonnable avec Sarkis. » Et Geneviève dit non, à nouveau. Mais j’ai l’impression que ce non est plus une tentative d’auto-persuasion et que la perspective de repartir sur le terrain l’attire peut-être plus qu’elle ne le dit. Et moi, je voudrais qu’elle continue à me raconter. Le temps m’est compté, je voudrais tant en savoir plus, percer le mystère de sa force, de sa foi, de son engagement et de son humanisme, moi la fataliste, la pessimiste, la misanthrope. Mais ce soir là, elle me parait lasse, fatiguée de mes questions et j’ai honte de mon intrusion pressante avec mon carnet de notes et mon dictaphone. Elle me dit « c’est si loin tout ça ». Sous l’œil mi attendri mi réprobateur de Bernadette, plongée dans ses mails qui lui parlent de cette possible mission au Congo, Geneviève n’a pas le temps pour le passé. L’action, c’est toujours maintenant et pour demain : l’épidémie de rougeole est train d’exploser dans le nord du Liban et comme d’habitude ce sont les plus pauvres qui sont les plus touchés, faute de n’être plus vaccinés.


NB : En 1996, la journaliste Isabelle Baillancourt, publia un petit livre « Réfugiés, Geneviève Begkoyan, Sur le front de l’urgence », collection Les Artisans de la Liberté, aux Éditions de l’Atelier

Geneviève, Sarkis, Craquinette (ou Biscotte, ou Cracotte, ou Croquette, bref, je sais plus, mais ça se mange et c’est croquant) et moi, quand Bernadette est subitement prise de l’envie de nous prendre en photo parce que « Oh, vous êtes trop beaux tous les 3 dans le couloir ! Attendez, attendez, je vais chercher l’appareil  » 😁

Dans les locaux de l’UNICEF à Beyrouth

Dans l’appartement de Geneviève, meubles et œuvres, souvenirs de ses vies d’avant et d’ailleurs

le petit livre que l’on peut encore trouver, sur Amazon hélas.

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